Les objets dans la Toile.
Jean-Marie Chauvet
Chronique, Le Monde Informatique, 1997

L'extraordinaire succès financier des récentes mises sur le marché des éditeurs de logiciels spécialistes d'Internet, à des niveaux de capitalisation inouïs que certains jugent déjà artificiellement élevés, n'a pas tardé à entraîner une série d'effets d'annonces pour le début de 1996.

Si Netscape Communications était sous les feux de la rampe tout du long de l'année, son statut de vedette a bien failli lui être ravi par deux géants de l'industrie : Sun Microsystems et Microsoft. Sun a réussi à reconvertir l'effort de développement de son ancienne structure, disparue depuis, First Person et présenter Java comme le langage de choix pour la programmation dans le World Wide Web. Nombreux sont les éditeurs indépendants qui se sont précipités pour acquérir la licence de Java, Borland International, Powersoft entre autres, y voyant peut-être un nouveau moyen d'échapper à l'hégémonie de Microsoft sur le monde des applications clientes. Mais là aussi, surprise de taille : après des balbutiements initiaux, Microsoft qui voyait en Microsoft Network (MSN) le nouvel Internet et comptait sur Windows95 comme fer de lance, change son fusil d'épaule et annonce également l'adoption de Java. Sans pour autant cesser de positionner les nouvelles versions de Visual Basic comme le langage de choix pour la programmation dans le World Wide Web, en particulier avec une stratégie de portage de Object Linking and Embedding (OLE) son broker d'objets propriétaire.

Cependant, même si les tactiques et les technologies diffèrent, Visual Basic/OLE pour les uns, Java/JavaScript pour les autres, la stratégie des deux camps est en fait identique. Il s'agit de transformer l'application de navigation World Wide Web ("browser"), que ce soit celle de Microsoft ou celle de Netscape ou des autres fournisseurs, en véritable plate-forme cliente universelle. Il s'agit de déplacer les autre applications clientes de l'entreprise, en faveur de l'accès universel aux données internes de l'entreprise et externes du World Wide Web au travers d'un client unique, un navigateur, bien sûr portable d'un système d'exploitation à l'autre, et enrichi des fonctions manquantes pour en faire un véritable candidat au remplacement des applications client/serveur déjà en place dans l'entreprise. Tout se passe comme si les grands acteurs déjà mentionnés s'empressaient, à marche forcée, de greffer les technologies client/serveur de ces cinq dernières années sur les navigateurs World Wide Web, trouvant ainsi l'emploi immédiat de leurs trésors de guerre financiers. A quoi peuvent servir les 5 milliards de dollars de capitalisation de Netscape Communications, si ce n'est à acquérir dans l'urgence et l'empressement les technologies qui lui font défaut pour offrir une alternative crédible à Microsoft dans le rôle de la plate-forme cliente universelle ? Comment croire que Microsoft puisse songer à abandonner ce terrain aux nouveaux venus ?

Au regard de la base installée et de la tendance devenue massive ces dernières années au "downsizing", le passage d'une informatique d'entreprise centralisée autour du mainframe à une informatique plus répartie avec un ou plusieurs étages de serveurs intermédiaires, cette stratégie est inadaptée avant même d'être formulée. L'intérêt d'Internet pour l'informatique interne de l'entreprise reste encore a démontrer : selon Christopher Stone, le président de l'Object Management Group, une page du World Wide Web en l'état actuel n'est rien de plus qu'une "carte de visite améliorée". Même si le qualificatif est extrème, il n'en reste pas moins que le World Wide Web est une infrastructure alors que ce qui importe pour une informatique d'entreprise serait plutôt le contenu. Sur cette base on voit mal comment l'effort, souvent important, consenti pour construire des architectures client/serveur devrait être remis totalement en cause et aboutir au remplacement des outils et des applications éprouvées par un navigateur World Wide Web, même survitaminé.

Bien au contraire il semble de plus en plus clair que les applications d'aujourd'hui évoluent vers plus de modularité et plus de distribution. On parlera bientôt plus de client/services que de client/serveur. Des services applicatifs existeront dans le réseau de l'entreprise, sans être nécessairement localisés systématiquement sur une station de travail précise, et pourront être employés par toute station cliente connectée sur ce même réseau. Dans cette optique une station peut tout à la fois être cliente de certains services et fournir elle-même de tels services : la distinction stricte entre client et serveur s'efface au profit de celle d'application distribuée. C'est précisément là que se trouve tout l'intérêt du World Wide Web : être considéré comme un ou plusieurs services supplémentaires et complémentaires à l'informatique distribuée de l'entreprise déjà en place et non comme un remplacement pur et simple. Du coup le réseau d'entreprise atteint instantanément une dimension globale : l'infrastructure est en place pour faire communiquer l'informatique de l'entreprise avec les réseaux extérieurs. Partenaires, fournisseurs, clients, voire même grand public, ayant chacun leur informatique propre répondant à leurs besoins métier particuliers se retrouvent alors intégrés sans heurts.

Il faut bien donc inverser les termes de la stratégie et chercher les moyens techniques d'intégrer le World Wide Web, et ses mécanismes idiosyncratiques de navigation et de recherche, à l'informatique client/serveur déjà en place dans l'entreprise - et non l'inverse. Ces solutions techniques passent nécessairement par les technologies objets.

Tant dans la définition de ces services accessibles au réseau que dans l'architecture des applications clientes qui en font usage, l'objet a un rôle prépondérant. Les applications distribuées sont des collections d'objets dynamiques distribués sur le réseau de l'entreprise, implémentant ces services - avec les avantages attendus de la réutilisation et de la capacité à accommoder les changements. Les applications client/serveur classiques évoluent déjà vers l'orienté objet : objets graphiques dans l'interface homme-machine, objets métier pour la logique applicative et objets données uniformisant l'accès aux bases de données de l'entreprise. L'OMG va plus loin et propose des standards (CORBA : Common Object Request Broker Architecture) architecturaux pour l'intégration des applications antérieures et des applications conçues avec cette approche orienté objet. De même Microsoft propose OLE comme mécanisme d'intégration pour les applications clientes sur Windows, Win95 et NT. Plutôt donc que de savoir comment étendre les navigateurs du World Wide Web pour leur apprendre à se comporter comme les applications client/serveurs que nous maîtrisons depuis cinq à sept ans, il est alors plus pertinent d'identifier les objets d'intérêt dans le World Wide Web et de développer les techniques d'intégration de ces objets dans l'informatique client/serveur de l'entreprise.

Effet de mode ou transformation durable, le discours sur l'Internet et les intranet vise à convaincre que le navigateur World Wide Web peut devenir la station cliente universelle. Les grands industriels du logiciels relaient ce message de toute leur puissance financière à des rythmes de plus en plus rapides. C'est perdre de vue le contenu, et confondre les moyens pour la fin. L'informatique d'entreprise se morcelle - objets CORBA sur les serveurs, objets OLE sur les clients - et se distribue de plus en plus. Le World Wide Web n'apparaît que comme un objet/service supplémentaire ou complémentaire qu'il faut être capable d'intégrer sans heurt dans ce mouvement. L'adoption de technologies orienté objet portables, interchangeables entre les deux standards de facto OLE et CORBA, et permettant de programmer le World Wide Web comme rien de plus - mais rien de moins - qu'un autre objet est la véritable clef du succès économique de l'Internet pour l'informatique d'entreprise. Cherchons les objets dans la Toile !


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