La compatibilité des objets : les enjeux de la réutilisation.
Jean-Marie Chauvet
Chronique, Le Monde Informatique, 1996

L'orienté objet, fruit d'une longue maturation de la discipline du développement de langages de programmation, trouve aujourd'hui un champ plus large d'application : systèmes d'exploitation, bases de données, interfaces graphiques, méthodologies et outils de développement, méthodes d'analyse et de conception.

L'élargissement de ces marchés économiques potentiels, et la perspective de nouveaux profits sur ces marchés, entraîne donc naturellement un déplacement de l'activité compétitive des fournisseurs de technologies informatiques qui cherchent à y prendre des positions stratégiques. Les phénomènes récents de consolidation, jusqu'à maintenant inouïs à l'échelle de cette industrie : rachat de PowerSoft par Sybase Corp., OPA agressive d'IBM sur Objectivity puis récemment Lotus Corp., acquisition de Legent par Computer Associates, où à des niveaux d'investissements peut-être moins importants mais néanmoins significatifs des modèles de croissance externe comme l'illustre Platinum Corp. - autant d'indices évidents de ces prises de positions préemptives.

Ces mouvements massifs sont la réponse à un double constat : d'une part la montée en puissance des micro-ordinateurs et leur diffusion croissante dans l'entreprise (illustrée par l'explosion de l'architecture dite "client-serveur") qui impose une nouvelle économie des coûts de développement et de maintenance des applications informatiques ; et d'autre part l'évolution des écoles de management de l'entreprise, qui ne voient plus en la hiérarchie fonctionnelle, caractéristique de la plupart des organisations de l'après-guerre, les structures du succès dans un environnement économique et concurrentiel devenu international, volatil et rapidement changeant. Les organisations doivent changer pour répondre plus et mieux à ces nouvelles conditions de marché, imposant de nouvelles contraintes au développement et au suivi des applications informatiques qui constituent, de manière prépondérante, le nerf de la guerre du nouveau modèle d'entreprises. Les acteurs traditionnels de l'offre informatique doivent accompagner ce changement de perception, et de nouveaux acteurs y voient la promesse d'expansion rapide.

Les technologies de l'orienté objet ont dans le domaine technique le reflet de ce nouveau modèle d'organisation, comme les bases de données et le mainframe sont à la fois le reflet et le support du modèle de l'entreprise hiérarchique, fonctionnellement organisée - considéré aujourd'hui comme trop rigide. Comme dans l'organisation où le maillage se substitue au hiérarchique, on développe les applications informatiques d'aujourd'hui par assemblage de "composants" logiciels. Ces composants et ces mécanismes d'intégration permettent de créer des objets logiciels réutilisables d'une application à l'autre. Et qui dit réutilisation, dit économies d'échelle et moins de coûts de développement, facilité de maintenance et de suivi des applications par simple remplacement d'un objet logiciel par un autre - comme les pièces détachées dans d'autres industries.

Les fournisseurs de ces composants et de ces mécanismes d'intégration cherchent aujourd'hui à imposer leurs offres propriétaires. D'un côté Microsoft Corp. avec OLE ("Object Linking and Embedding") vise à établir un standard de facto sur le marché des compatibles PC et d'autre part le consortium OMG ("Object Management Group") regroupant plus de 500 société, dont font partie des vendeurs comme IBM, Hewlett-Packard, Bull, ou Digital Equipment, pour promouvoir la spécification CORBA ("Common Object Request Broker Architecture") d'objets logiciels distribués. Des modèles objets comme le "Component Object Model" de OLE, ou "Distributed Software Object Model" d'IBM - conforme à la norme CORBA, contrairement à COM - permettent de découpler les exécutables les uns des autres et aux applications de franchir les barrières des espaces d'adressage, des langages de programmation, des systèmes d'exploitation et des machines elles-mêmes. Au dessus de ces modèles objets, chacune des offres propose l'abstraction de "document" - "compound document" dans OLE et OpenDoc de l'alliance IBM-Apple-Novell.

Mais ces avancées technologiques ne sont que des solutions techniques au problème de l'amélioration des processus de développement et de suivi des applications informatiques. Pour que leur mise en œuvre entraîne effectivement les bénéfices économiques il faut s'interroger sur les conditions de leur compatibilité, qui sous-tend tout le discours sur la réutilisation. Si les objets sont incompatibles entre un modèle et l'autre, comment profiter de cet effet économique de substitution ou d'assemblage de composants logiciels ?

La nouvelle économie du développement d'applications informatiques et le succès économique de l'orienté objet reposent donc plus sur la compatibilité et la coordination de ces objets propriétaires que sur les caractéristiques propres à chaque offre : "l'interopérabilité" est le mécanisme critique. Comme pour les constructeurs automobiles qui partagent, entre concurrents, les mêmes technologies pour les boîtes de vitesse ou l'électronique embarquée - parce que les coûts de développement sont très importants - mais offrent des produits différenciés à leurs marchés, les outils de développement et les techniques de l'interopérabilité entre objets sont ceux qui autorisent ces économies d'échelle dans le développement informatique.


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